Giorgio MORANDI, Eugène LEROY et L’ACCORDEONISTE

Parfois, Paris est une fête

Vu l’extraordinaire exposition des œuvres de Morandi à la galerie Karsten Greve à Paris. Vu dans la foulée et complètement par hasard, un ensemble de paysages de Leroy à la galerie de France. (Le Studiolo)

LE SILENCE ! Ce qui frappe en entrant dans l’exposition Giorgio Morandi c’est le silence respectueux des visiteurs. Ensuite, c’est l’âge moyen des ces même visiteurs. ( des vieux qui s’accordent merveilleusement bien aux tableaux, tons sur tons, les gris-beige dominant largement ). Ainsi l’espace épuré de la galerie, les visiteurs, les murmures et les œuvres nous plongent dans une ambiance « senior-zen ». Pas très sexy tout ça !

Encore étudiant, j’avais vu une exposition Morandi chez Claude Bernard ; une autre, très grande, à Madrid à la fondation Thyssen et puis en 2001, au Musée d’art moderne de la ville de Paris. A chaque fois le même public ! Mince ! Morandi, un peintre pour vieux ?

Une banalité : comme le temps passe vite ! Une évidence : comme le temps semble suspendu dans l’œuvre de Morandi !

Faut-il avoir déjà beaucoup vécu pour sentir cette densité temporelle dans ces peintures ? Faut-il avoir beaucoup aimé déjà pour aimer laisser son œil contempler des objets désincarnés ? Faut-il avoir beaucoup voyagé pour avoir envie de s’immobiliser devant ces vies silencieuses ? Peut être étais-je moi-même déjà vieux à vingt ans quand je plongeais dans l’œuvre de Morandi pour la première fois.

Où se situe cette frontière entre le sublime, le banal, le médiocre dans une œuvre d’art ? C’est très frappant chez cet artiste. Il est ennuyeux au possible dans le choix des sujets, il mêne une vie de vieux garçon peu enviable. Pas très attirant tout ça, et pourtant, là, de nouveau, je suis complètement fasciné par cet artiste ! A part Velasquez je ne connais aucune main aussi subtile et juste à la fois, aucune main aussi audacieuse. Audacieuse, oui ! parce qu’il en faut de l’audace et du courage et beaucoup de détermination pour tourner le dos aux avant-gardes qu’il fréquentait ( école futuriste puis métaphysique ), aux promesses d’une vie sociale valorisante etc.

Alors, aime-t-on son œuvre pour de bonnes ou pour de mauvaises raisons ? Peu importe certainement, l’œuvre n’appartient plus à son créateur une fois finie…et chaque artiste a fait l’expérience du décalage qui existe entre lui et son public, si public il y a. L’incompréhension, l’indifférence, ou pire le mépris sont des offenses auxquels on ne s’habitue pas mais qu’on peut mettre à distance. L’admiration n’est pas moins déroutante : ses raisons souvent nous laissent sans voix…

Ainsi je me demande ce qui attire vraiment tous ces gens. Il serait intéressant de faire une enquête, un reportage pour percer ce petit mystère. Parce que le vrai mystère de l’œuvre de Morandi restera intact et c’est pour cela que je l’aime tant. Pour aimer pas la peine de comprendre, il faut juste accepter l’évidence d’un attrait qui nous dépasse. Un ami, véritable amateur d’art, m’a confié rester complètement étranger à cette œuvre. Mon enthousiasme l’a entrainé à aller voir, mais…rien ! L’ennui absolu ! Ensemble devant une toile, je lui lance : Regarde ici, comment Morandi fait passer le ton de la bouteille dans le fond ! C’est magique, non ? Lui : Ah bon…c’est plutôt chiant tu veux dire. Regarde ce tremblement léger, la façon dont il a déposé ce gris si délicat ! Ouais. Mais regarde cette simplicité, cette frontalité nue, oui NUE, cette nudité absolue, aucun artifice, aucun effet pictural qui en jette plein la vue, cet espace nu vibre, ces boites et bouteilles deviennent des villes désertes, regarde comme l’espace du tableau si petit pourtant devient si grand. Regarde cette économie de moyen, cette modestie, il n’y a presque rien sur cette toile et pourtant il y a tout, l’essentiel je veux dire ! C’est à dire… ? L’essentiel ici c’est que chaque œuvre nous offre la possibilité de basculer dans autre chose, il y a comme une faille, une brèche ouverte, la chose la plus banale porte en elle la possibilité d’un rêve, le sien-le nôtre, je n’en sais fichtrement rien, mais ici oui c’est possible de sentir que la réalité n’est qu’une chimère, une apparence qu’il faut prendre pour ce qu’elle est, et puis en faire vraiment autre chose ! Regarde ici, il ne dessine plus un objet il dessine le vide laissé par cet objet dans l’air quand il le retire de sa table, ici encore il peint la poussière qui s’est déposé sur le haut de la bouteille. LA POUSSIERE, c’est quand même dingue un mec qui veut et qui arrive à peindre la poussière, non ? Combien d’années a-t-il regardé cette bouteille, combien d’années a-t-il fallu pour que cette poussière se dépose là devant ses yeux, et ici donc, devant les nôtres ! Oui, on peut toucher cette poussière avec nos propres yeux. Tu as déjà fait ça ? toucher avec tes yeux le temps, le temps qui passe, le temps qui nous échappe ? Ce putain de sablier, notre bourreau, ici, s’est figé, c’est peut être pour ça que les vieux l’aiment, ici le temps suspend son vol, comme les paroles gelées, chez l’autre au dessus de la rivière. Morandi n’a même pas besoin de rivière, de froid, de mots… juste un peu de couleur et c’est pour cela que je l’ai aimé à vingt ans, c’est pour cela que je l’aime maintenant à cinquante piges, et c’est pour cela j’en suis sur, que je pourrai l’aimer dans cent ans ! Il a consacré toute sa vie juste à observer deux-trois trucs, puis il nous l’offre maintenant, comme ça…hic et nunc, c’est cadeau !

En sortant du 5 rue Debelleyme je cherche une autre galerie et tombe sur ce qui reste de la galerie de France : Le Studiolo. Un ensemble de paysages d’Eugène Leroy. Les chemins de la peinture sont impénétrables…Morandi – Leroy, le même jour, coup sur coup ! Tout les opposent mais l’amour « sacré »  de la peinture les unie. Les deux artistes ont réussis chacun à sa façon si personnelle ce tour de force qui nous préoccupe tous : transcender notre quotidien ! Sortir de notre vision petit bourgeois de la vie, se débarrasser de ce qui n’est pas nécessaire et aller au fond d’une conviction intime, jusqu’au bout, et tant pis pour le reste !

Peindre l’étrange épaisseur du quotidien. La peinture… éloge de la lenteur !

Morandi avec son raffinement sobre, sous la clarté du ciel d’Italie, avec son héritage heureux du quattrocento.

Leroy, lui, comme une brute, un forçat, mineur de fond du nord avec l’engouement charnelle des flamands, sous un ciel si bas… qu’il fallait bien creuser, accumuler, fouiller, gratter, répéter, s’étaler… pour être heureux ?

Ce sont deux voix de la création possible, et j’aurais aimé entendre le merveilleux Italo Calvino parler d’eux dans ses leçons américaines. De Morandi, dans le chapitre sur la légèreté et de Leroy, dans celui sur la complexité ( multiplisity). Ils auraient pu y trouver leurs places mais son sujet d’étude était la littérature.

Pour un peintre qui habite à la campagne les journées parisiennes, parfois, sont une aubaine : Paris est une fête ! Il faut profiter, faire le plein, oui, j’avais faim, et je prends le métro pour voir Derain-Balthus-Giacometti ! Allez encore une gorgée ! La trilogie m’intrigue, filiation, amitié, que sais-je ? Allons voir ça, avant de prendre le train.

Un homme, tête baissé, le regard absent, le visage comme un mur, tout habillé de gris (d’un gris moins raffiné que les délicats gris de Morandi) et de marron (moins vivant que les bruns denses de Leroy) est assis dans ce couloir long et sale de la station Francklin-Roosvelt. Il fait respirer avec une agilité étonnante un accordéon de concert. Il joue comme un dieu. Un dieu poussiéreux dans un sous-sol sale…Connait-il la couleur du ton de la poussière qui s’est déposée dans les natures mortes ? Il joue comme un dieu et dans ce long couloir sale, l’acoustique merveilleuse est son alliée. Il est 17 heure et une foule pressée passe devant lui. Dans un sens et dans l’autre, disciplinée et pressée à la fois. Il joue «  Indifférence ». Quand je dépose la quincaille qui me reste il ne bouge pas, continue de jouer imperturbablement, lève à peine ses yeux, un peu étonné je crois et me sourit, d’un sourire fatigué. Sans amertume, juste fatigué. A-t-il connu à d’autres moments de sa vie quelques applaudissements ? Que faut-il pour qu’un talent soit reconnu ? Qu’elle est la ligne de partage entre le sublime et le banal ? Dans quelle condition le beau devient-il visible/audible ? Certains peuvent voyager à travers le monde et ne rien voir. Pour parvenir à sa compréhension, il est nécessaire de ne pas trop en voir, mais de bien regarder ce que l’on voit disait Morandi. Les salles de concerts sont pleines, devant les musées ont fait la queue. Mais qui écoute vraiment, qui regarde vraiment ? Prenez ce petit tableau de Morandi et accrochez-le dans l’expo quelconque d’une galerie provinciale. Les gens préféreront n’importe quelle croute pourvu qu’il y ait de la couleur, un peu de gaitée quand-même… Déposez un Leroy dans une salle de vente, au marché au puce…on le laissera là, sous la pluie et il finira à la benne !

Certains peuvent voyager à travers le monde et ne rien voir …

Morandi, Leroy et l’accordéoniste nous donnent l’opportunité de nous poser les vrais questions.

Parfois, Paris est une fête.