notes d’atelier / Des écorces ( éloge de la peau )
Die Augen
wachsen dem Licht entgegen
wie die Äste des Baumes.
Entwurtzelt,
zeigt uns der Baum
sein tieferes Auge,
den Schattenblick
Les yeux
poussent vers la lumière
comme les branches de l’arbre.
Déraciné,
l’arbre nous montre
son œil plus profond,
le regard d’ombre
– Il y a six ans, pendant une promenade dans une forêt toute proche, j’ai découvert des bouleaux déracinées : la blancheur de leurs écorces au sol était aussi lumineuse que désolante. Certains arbres cassés donnaient à voir une masse foliaire en décomposition de couleur orangé. Je me suis rendu compte que le cœur de l’arbre était mou tandis que sa peau restait souple et solide. Ainsi, j’ai pu ramasser des écorces qui peuplent maintenant mon atelier…
– J’ai toujours voulu faire des peintures dans « l’esprit » des désastres de la guerre de Goya. Mais j’ai à chaque fois abandonné mon projet, trouvé cela impossible, voir indécent. Devant l’horreur l’art semble si vain. « Wozu Dichter », « à quoi bon les poètes » disait Hölderlin.
Parfois, quand je peins ces écorces, j’ai pourtant l’impression d’avoir trouvé un chemin détourné pour parler « des désastres de la guerre » sans tomber dans l’affectation du pathos ou d’une dénonciation bien-pensante. Aujourd’hui, devant nos écrans, nous sommes bombardé d’images d’horreur, nous sommes tous témoins et voyeurs de scènes de guerre. Nous avons l’impression de vivre ces guerres qui ne sont pas les nôtres, « en live ». Que faire avec ce flux d’images, que faire avec l’émotion qu’il peut susciter malgré tout ?
Que faire quand une image chasse l’autre, une émotion efface la précédente ?
Je devais peindre l’anéantissement, l’indifférenciation, le vide et l’oubli.
La forme la plus cruelle de l’anonymat.
Un atelier bien encombré ; étrange cohabitation entre les portraits et ces écorces.
– étrange relation entre l’intérieur et l’extérieur. On s’attend à une densité pour le cœur de l’arbre et à une fragilité pour sa peau. Ici, tout le contraire : l’intérieur en putrification s’est transformé en matière orangée et molle tandis que l’écorce non seulement garde sa blancheur intacte mais demeure également souple et résistante.
– l’étonnement devant cette « anomalie naturelle ». Après avoir vidé facilement les fragments de bouleau, je me retrouve donc avec les écorces nues qui deviennent des formes sculpturales et énigmatiques.
– l’écorce, cette peau si fine n’est pas une simple surface éphémère mais une matière de mémoire capable de présence au delà de la durée de vie de l’arbre lui-même. Elle devient symbole. De quoi au juste ? Elle se transforme en signe, et signe l’absence d’une forme qui la portait jadis.
– Déjà dans l’Egypte ancienne le papyrus était support de mémoire. Et c’est justement dans cette culture qu’une attention toute particulière était donné aux morts. Les momies et leurs peaux si bien conservées.
– La surface, l’écorce, la peau du monde…rien d’autre ! Nous devons nous contenter de toucher cela. La déception de trouver un centre mou, un fond inconsistant, nous laisse sans voix. Est-ce que le monde n’est que surface ? N’y a-il rien derrière les apparences ?
– Plus que jamais, nous sommes happé par un flux d’images , une avalanche de surfaces vides. Ici au contraire, l’écorce devient une surface chargée, une surface vivante, une surface qui est matière de songe, de mémoire, de désir, de désillusion aussi…
– Peindre ces écorces comme métaphore d’une quête spirituelle, d’une quête de sens. L’art n’est que cela au fond : nulle description du monde, mais une façon d’Etre au monde.
– L’expérience métaphysique s’est comme déposé dans ces peintures. Quand j’ai trouvé ces écorces mon étonnement devant cette relation inversée de l’intérieur et de l’extérieur était si grande que j’ai instinctivement ramassé ces fragments d’arbre pour en faire autant de supports de rêverie. Je ne savais pas où allait m’emmener ce sujet et c’était tant mieux ! Peindre pour explorer des territoires inconnus. Je peins pour voir ce que je n’ai pas encore vu.
Jörg Langhans, Angy 2014
Texte écorces éloge de la peau (pdf)