Rien n’est dit
(Autofiction)
Une voiture sur une route de campagne. Le conducteur est peintre. Il a passé la journée à dessiner des arbres dans la forêt. C’est ce qu’il fait chaque jour depuis trois mois, espérant que quelque chose advienne, que l’énergie du vivant afflue. A présent, il se concentre sur la route, ses yeux perçoivent le paysage qu’il traverse : paysage ouvert après la pénombre des bois, rythmes dans la succession des champs, contre-jours, terre-ciel, mouvement des nuages… Il repense à cet arbre déraciné qui montrait sa cécité native… Maintenant tout est lumière, tout est couleur et forme, tout devient peinture. Il roule et enregistre les vols d’oiseaux, l’infinie transparence du ciel et se sent si lourd.
Les champs de blé se succèdent, jaunes, majestueux… Sur le bas-côté, une tâche rouge, des fleurs artificielles posées sur une croix… La vitesse fluidifie sa vue, sa soif de voir devient insatiable et ses yeux gravent des tableaux sur les parois de son crâne… Jaune… Encore… Un jaune plus lumineux, un jaune dont la stridence l’appelle… Le rétroviseur… Il s’arrète.
Voir ne suffit plus, il veut toucher. Il descend et il peint. Puis, écœuré par l’odeur du colza, insatisfait de son travail, il s’en va : Ce jaune est impossible et à quoi bon !
A son atelier, des mois après, les arbres sont devenus des mains, ou plutôt il s’est mis à imaginer ses mains, ses yeux poussant vers la lumière comme les branches. L’intensité de la tâche jaune resurgit et il peint tout l’inaccessible jaune au creux de ses mains.
Plus tard, rejeté de ses toiles, dont le contact est devenu physiquement désagréable, il entre dans une hibernation inquiète et attentive : Nous n’avons pas assez de mains, de doigts pour com-prendre ce monde comme nous n’aurons jamais assez d’yeux pour le voir. Nous avançons dans la nuit et nos mains sont des mains d’aveugle. Peut-être suis-je peintre pour rendre ma nuit plus habitable, peut-être les mains des peintres ont-elles des yeux.
Il continue à peindre pour essayer de faire émerger des images incarnées dans un monde d’images mortes. Il continue à croire qu’Antonin Artaud disait vrai, que « le visage humain n’a pas encore trouvé sa face » et qu’il en va de même pour le corps : la main n’a pas encore trouvé sa forme. Rien n’est dit.
Jörg Langhans, Septembre 2008
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