Tableaux étoilés
Pour Jörg Langhans
Si nous regardons une image de Jörg Langhans du bout d’un tuyau, nous faisons de cette image une étoile et du jour une nuit. La nuit et les images de Jörg concentrent la lumière, la nuit et ces images nous éclatent le jour et nous explosent les yeux.
Les images de Jörg sont comme la nuit : des tuyaux au bout desquels il y a le soleil. Comme si dans la nuit ou dans ces toiles peintes, les étoiles étaient des soleils en plein jour et que nous voyions du bout d’un long, très long tuyau. Comme si, dans la nuit ou dans les images de Jörg, nous étions en plein jour enfermés dans un long tuyau. Comme si dans ces toiles, de nous à l’étoile, de nos yeux aux étoiles, un long, de longs tuyaux nous joignaient. Comme si de chaque œil peint par Jörg partait un tuyau. Comme si, dans ses toiles, une infinité d’yeux et de tuyaux traversaient l’espace. Comme si, dans ses toiles, nous ouvrions les yeux vers les étoiles et que des milliers de tuyaux se tendaient entre elles et nous, entre elles et nos yeux. Dans les toiles de Jörg Langhans, où une multitude d’yeux sont ouverts, nous avons tous les yeux accrochés aux cieux et nous sommes tous en communication avec l’espace. Il nous suffirait de plonger dans tous les tuyaux que nous offre sa peinture, comme dans des vides sans fin, pour que nous nous mettions tous à ramper tout au fond de nous, à nous frotter tout contre l’air jusqu’à nous envoler vers l’infini qui nous enveloppe et nous élancer jusqu’à la surface de notre peau.
Dans les peintures de Jörg, nous pouvons quitter le sol sans quitter des yeux le ciel, et nous finissons par nous rencontrer et nous voir nous-mêmes tout entiers. Si nous pouvions faire éclater tous les tuyaux que nous tend l’espace transparent des toiles de Jörg, nous ferions en même temps éclater toutes les veines de notre corps jusqu’à ce que le sang nous recouvre entièrement et que nous ayons l’image intacte, les sons exacts, le toucher total de l’univers devant les yeux, sous les oreilles et entre les doigts.
Nous sommes dans ces châssis peints, dans ces cadres, dans ces lunettes, dans ces lorgnettes qu’il suffirait de percer tout le long pour trouver le jour. Nous sommes dans cet appareil obscur qu’est la peinture, dans cette machine à voir qu’il faudrait cribler de trous à notre taille, d’yeux à la dimension de notre corps, pour pouvoir en sortir et nous faire éblouir de lumière.
Par le fait d’avoir tant vu et de ne jamais avoir autant touché, lorsque les images de Jörg Langhans nous apparaissent, tout nous apparaît étrangement inconnu. Et des choses que nous savons connaître des yeux nous sont sous les mains des plus étranges ou des plus insolites. Nous n’avons pas assez touché, nous dit Jörg.
Il faudrait que nous touchions dans la nuit autant que nous voyons dans le jour. Si nous ne nous servons pas de nos yeux le jour, nous ne connaissons pas le jour, comme nous ne pouvons pas connaître la nuit si nous ne nous servons pas de nos mains. Pour connaître la nuit, ouvrons les bras comme le jour nous ouvrons les yeux, écorchons nos mains comme nous avons écorché notre visage en les fentes de nos deux yeux. Nous avons découvert le jour par l’ouverture de nos yeux, nous découvrirons la nuit par l’ouverture de nos mains, nous dit Jörg.
Il faudrait autant se servir de ses mains pour voir la nuit (sur la terre) que l’on se sert de ses yeux pour voir le jour (sur la terre). Faudrait-il autant se servir de ses mains pour voir le jour (dans le ciel) que l’on se sert de ses yeux pour voir la nuit (dans le ciel) ?
En fermant les bras, nous ne verrions de la nuit que ce que nous verrions du jour si nous fermions les yeux.
Sans le toucher, nous ne voyons de la nuit que ce que nous verrions du jour sans la vue.
En fermant les yeux le jour nous voyons la nuit, mais que faut-il faire la nuit pour voir le jour ? En fermant les yeux le jour nous voyons comme dans la nuit les yeux ouverts, comme si les yeux fermés la nuit on voyait comme les yeux ouverts dans le jour.
Sans les mains la nuit nous ne percevons rien, comme sans les yeux le jour nous ne voyons rien.
Le jour sans les yeux : la nuit.
Le jour avec les yeux : le jour.
La nuit sans les yeux : le jour.
La nuit avec les yeux : la nuit.
Pour découvrir la nuit comme nous avons découvert le jour, il faut nous servir de nos mains la nuit autant que nous nous sommes servi de nos yeux le jour.
La peinture de Jörg Langhans est comme la terre la nuit : elle nous restera une planète inconnue tant que nous n’aurons pas ouvert les mains, comme la terre le jour nous serait restée inconnue si nous n’avions pas ouvert les yeux.
Jean-Luc Parant – Novembre 2008
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