Anselm Kiefer à Beaubourg, un wagnérien sur les toits de Paris

Au commencement était la parole. Ici, l’exposition ouvre sur la représentation d’un geste. En l’occurrence un geste de salutation. Pour sa première rétrospective en France, l’artiste allemand a choisi de nous accueillir avec le salut nazi. Comme ça, d’emblée : « Bonjour, Heil Führer ! ». Il s’agit d’œuvres des années 70 où le peintre, ( âgé alors de 24 ans ) vêtu d’un manteau de la Wehrmacht ayant appartenu à son père, se met en scène dans différents lieux, en faisant ce funeste salut. Le personnage est petit, un peu perdu dans un décorum qui fait vaguement penser à Caspar David Friedrich. On peut lire sur le mur de cette première salle d’exposition, en grand, comme pour dissiper rapidement un doute, que c’est pour dénoncer l’amnésie du passé qui régnait en Allemagne à cet époque. Ouf ! L’artiste n’est donc pas un néo-nazillon mais, au contraire, un artiste « subversif » !

Deuxième salle : deuxième « surprise ». Oeuvres sur papiers, qui pour la plupart m’étaient inconnues. Malheureusement sans l’épaisseur habituelle, ces travaux mettent le doigt sur son manque évident de force dans le dessin. Kiefer n’est pas un grand dessinateur, et dans cette ensemble cela se voit beaucoup. Personne n’est parfait. Cette faiblesse n’a pas empêché Anselm Kiefer de construire son œuvre avec une obstination remarquable. Il a dû creuser son sillon dans une matière épaisse et généreuse ( son maitre Josef Beuys a laissé ici son empreinte ). Il a sans doute tenté d’interroger ainsi son histoire personnelle, ( il est né en 1945 ) toujours lié au contexte historique de son pays natal. Comme si, pour Kiefer, se poser la question essentielle, « qui suis-je ? », était intrinsèquement lié à la question « quel est donc ce pays où je suis né ? ». Dans des cycles thématiques et successifs on découvre salle après salle son goût pour les grands hommes, les grands mythes, la grande histoire…Un questionnement devenu probablement curieux aujourd’hui pour les jeunes artistes qui ont grandis à l’ère de la globalisation ?

Pour Kiefer le monumental XXL ( c’est lui qui a inauguré la Monumenta au Grand Palais ) est son quotidien, rien de plus « naturel » après tout quand on veut parler de la grande histoire, celle avec un très grand H. Mais à force d’utiliser les mêmes recettes à chaque étape de son oeuvre, cela devient lassant et ce qui était bâti pour être une épaisseur dense, devient lourdeur, « l’homme est lourd » disait Céline…Ce n’est pas parce qu’on met beaucoup de matière sur une toile qu’on charge l’oeuvre d’un sens plus profond, ce n’est pas parce qu’on fait grand que les idées qui ont produit l’oeuvre le sont, ni parce qu’on parle fort qu’on a quelque chose d’intéressant à dire. Il y a chez Anselm Kiefer comme une naïveté de croire à un monde matériel dans lequel l’esprit pourrait s’incarner à tous les coups…au poids.

Ce qui m’agace le plus ( soyons honnête ! ), c’est que j’aime pratiquement tous les poètes, écrivains, penseurs, peintres auxquelles il rend hommage : Paul Celan, Ingeborg Bachman, Charles Baudelaire, Arthur Rimbaud, Ferdinand Céline, Madame de Stael, Heidegger, et Vincent Van Gogh. C’est rare d’avoir avec un autre artiste ce socle intime en commun, c’est étrange de se sentir si proche et si loin à la fois.

Quand j’étais étudiant aux Beaux Arts, j’avais une sympathie instinctive pour Kiefer en raison de ses goûts poétiques. Quelqu’un qui aime ces poètes-là, qui les lis quotidiennement avant de se mettre au travail et qui les célèbre ne peut pas être mauvais ! J’étais impressionné par la taille et la matérialité de ses tableaux sans m’y intéresser de plus près. Ce n’était pas ma voie, mais je voyais bien que l’œuvre de Kiefer était et est toujours très à part dans ce mouvement de renouveau de la peinture allemande figurative, qualifié de néo-expressionniste. Aujourd’hui encore, je trouve son parcours très personnel et dans le paysage de l’art contemporain dominé par un marché complètement cynique, son travail fait quasiment figure de refuge. Il y a un an, je n’avais aucune envie d’aller payer 14 euros pour voir l’exposition de l’américain Jeff Koons par exemple.

Jamais, jusqu’à maintenant, je n’avais eu l’occasion de voir une rétrospective de Anselm Kiefer. Bon, c’est fait. Ce que j’ai pu gouter jusqu’ici à petite dose m’est apparu presque indigeste dans son ensemble. Pire encore : ce que j’ai aimé se trouve « sali » par ce que j’ai vu de « fabriqué », de systématique, de lourd, de simpliste, voir parfois de plastiquement mauvais : Le dessin et la couleur ! Les deux fondements de la peinture classique et moderne jusqu’à Matisse au moins.

Quand Kiefer utilise la couleur pour rendre hommage au « Dormeur du val » par exemple, c’est tout simplement …« moche ». Je ne sais pas le dire autrement. C’est comme un mauvais maquillage, vulgaire, sans avoir l’attrait ambigu de cette vulgarité là. Il ne suffit pas de rajouter des couleurs sur des fonds toujours aussi désespérément gris pour évoquer des fleurs. Anselm Kiefer ne pense jamais le tableau en couleur, il ne voit pas le monde en couleur. Kiefer utilise tout de façon purement symbolique, la couleur aussi ; mais cela ne « marche » pas pour la couleur. Ses tournesols en noir et blanc sont infiniment plus puissants , inquiétants, plus évocateurs que les œuvres avec de la fausse« verdure ». C’est comme si l’artiste avait tenté de se renouveler, sauf qu’il n’a pas pu ou voulu changer ses vieux habits, ces habitudes de fabrication qui ont fait sa gloire : la puissance de la matière dans un clair-obscur rembranesque, un système de valeur en noir et blanc.

Mais je crois que c’est la dernière salle de l’exposition qui m’a réellement achevé. Ici, l’installation frôle le ridicule. Le motif de la forêt ( il a bon dos ! ), le sable, les grands noms de l’histoire mis en scène, tout cela plus théâtral que jamais, plus grandiloquent, plus ambiguë aussi. Chaque personnage est associé à un champignon, oui ! à la représentation d’un bolet, d’une russule etc. peint et collé sur panneau, mis debout, mais sans volume…le chariot de la bande à Bader au milieu de tout cela…J’ai envie de demander «  à quoi ça rime ? » . C’est vaseux, flou, faussement obscure, comme sonne creux l’association des filiations des noms de personnages illustres. Je veux bien que l’art interroge, dérange, mette en danger le spectateur, je pense même que l’art doit avant toute chose nous remettre en question, constamment ! mais dans cette exposition arrive le moment (final et ) fatal où tout son système de valeur construit patiemment depuis presque 50 ans prend l’eau d’un seul coup…et coule aussitôt.

Tiens ! voilà un beau sujet pour Anselm Kiefer : Le Titanic et plus encore l’Atlantide. 

 

 

Image : Anselm Kiefer dirige la mise en place de son installation in situ « Pour Madame de Staël : De l’Allemagne » au Centre Pompidou. © Hubert Fanthomme