Un corps traversé par le monde
Souvenez vous, hommes, du fond caverneux de vous-mêmes, votre peau n’a pas toujours été votre limite.
Roger Gilbert-Leconte
Je participe à la gravitation planétaire dans les failles de mon esprit.
Antonin Artaud
Qui suis-je ? Question fascinante, la plus fascinante au monde. Quel être disons-nous, quel être éprouvons-nous, ressentons-nous quand nous disons « je » ? Sommes-nous bien sûrs d’être nous ? Croyons-nous vraiment, sérieusement, au fin fond de nous-mêmes, que notre immensité interne puisse être limitée, réduite, circonscrite ? Allons donc. Regardez la peinture de Jörg Langhans. Regardez plus près. C’est une peinture qui fait entrer le monde dans un corps. Une peinture qui, précisément, dit et montre ce que la peinture fait depuis toujours : faire entrer le monde dans un corps. L’univers, ses arbres et ses rivières, ses cavités ténébreuses, ses montagnes et ses forêts, ses lianes d’inconscient.
Où avons-nous déjà vu ces torses-pivoines, ces troncs-ciel bleu, ces corps remplis de bouches, ces bustes troués de grottes ?
Où avons-nous déjà contemplé ces corps pris dans les herbes folles du monde ? Si ce n’est en Inde, au pays de l’être-signe où les corps représentés sont des paysages emplis de dieux, d’horizons, de planètes, de constellations – en Inde, où l’on nous répète millénairement que le monde n’est pas différent de nous, que le monde ne s’oppose pas à nous. Que nous sommes tissés de la même trame que le monde.
« Tat tvam asi » – « Tu es Cela » – clame la Chandogya Upanishad, en une célèbre formule marquant l’identité essentielle de l’être et de l’univers. Dans la peinture de Jörg, rien n’est séparé de rien, tout entre en résonance. Son « voyageur immobile » est tout le contraire d’un individu étanche, d’une entité locale, d’un moi possessif : c’est un être-paysage, il est partout. Un espace ouvert, un entrepôt d’univers. Où passent et fulgurent, dans un même courant, profondément ancien et radicalement neuf, quelques grands ciseleurs de la véhémence : Van Gogh et son chapeau aux bougies quantiques, Soutine et ses sanguinolences inspirées, Soutter et ses descentes à pic dans le chaos rédempteur – mais ré-harmonisés, et comme re-pacifiés, accompagnés d’une étrange et presque apaisante teneur en silence, de celle qui fleurit sans fin et transparaît dans les contemplations chères à Morandi.
`Tout ce qui n’est pas traversé par la poésie est anecdotique. Cela va naturellement de soi, mais il est peut-être bon de le rappeler dans une époque vouée au kitsch académique et aux avant-gardes officielles. Il est bon de rappeler aussi, une fois encore, que l’art n’est pas un passe-temps mais – avec l’amour, bien sûr – la chose la plus sérieuse du monde. Une attention à la vie totale. Une attention à l’attention. A l’ouverture.
Ouvrir l’espace, tel pourrait être le mot d’ordre ( ou de désordre) de Jörg. L’ouvrir à tout instant, et toujours plus grand, toujours plus vaste. Son « voyageur immobile », proche de l’acéphale rêvé par Georges Bataille, ne pense pas avec la tête mais avec le mille-feuilles rouge du cœur. Il ne pense pas d’entre les oreilles, mais d’entre les poumons. Poumons traversés par le ciel. C’est un collecteur d’étincelles, un trapéziste aux yeux grand ouverts : il descend dans la nuit du corps pour se laisser traverser. Pour désapprendre. Pour trouver des mains de vision. Pour ouvrir sa conscience à ce qui est – et non à ce qui en est dit. Pour travailler avec le vide. Pour suspendre mots et descriptions, masques, façades et farces. Pour faire de la peinture une fenêtre par laquelle l’univers se regarde.
Zéno Bianu, 2007
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